Qu’est-ce qui pousse un surfeur à pratiquer sa passion dans des eaux frôlant les 3°C, au milieu des fjords enneigés ? « Ils n’ont tout simplement pas le choix », raconte Olivier Morin, rédacteur en chef du département photo de l’AFP, anciennement basé à Stockholm et amoureux des pays scandinaves qu’il continue de documenter. « Pour les Norvégiens, qui représentent la majorité des individus que je photographie, ces températures extrêmes ne sont pas un problème : ils vivent avec toute l’année. » Vivre avec le froid toute sa vie change le rapport que l’on entretient avec ces températures glaciales. « Il y a même un moment où l’on développe une petite addiction à ce que ça procure comme sensation, physiologique et psychologique », poursuit Olivier Morin qui l’affirme : « Je suis un aficionado du temps froid ! »
Des conditions qui obligent le photographe à s’adapter, aussi bien logistiquement que psychologiquement. Laisser dormir ses appareils dans le froid pour éviter la buée, choisir une combinaison de plongée assez chaude pour travailler, mais assez fine pour pouvoir bouger rapidement en cas de problème… « C’est toute une gymnastique qu’on apprend au fur et à mesure », explique Morin. « La première fois que je suis allé dans l’eau avec mon appareil, je n’ai pas pu travailler au bout de 10 minutes. » Apnéistes, plongeurs sous glace, surfeurs… Il documente le rapport intime de ces sportifs un peu givrés avec le grand froid. « Ils ne souffrent pas, et moi non plus », conclut Olivier Morin. « Avant tout, c’est du plaisir. Réel et authentique. »
RUE SAINT-VINCENT
Le Grand Nord, Jonathan Näckstrand l’a parcouru en long et en large. « Il n’y a qu’un seul endroit où je n’ai pas encore été : le Svalbard. » La plus septentrionale des terres de la Norvège manque à ce Suédois, photographe pour l’AFP basé à Stockholm. Mais en sillonnant les pays scandinaves, Näckstrand a appris à les connaître dans toutes leurs complexités. « C’est sûr que, pour un photographe d’agence, c’est plus compliqué de trouver une histoire en Finlande qu’au Moyen-Orient », s’amuse le journaliste qui reconnaît « que tout est assez lent et paisible ici. » Mais en parcourant ses archives, un fil rouge surgit de manière évidente. Théâtre calfeutré par la neige et le froid, loin des turpitudes de la grande actualité, les territoires nordiques et leurs problématiques s’immiscent peu à peu dans la marche du monde. Si, par exemple, la naissance d’une conscience écologique ne date pas d’hier, elle ne se sera pourtant jamais autant cristallisée que lors de cet été 2018 autour de la figure de l’adolescente Greta Thunberg. Et pour cause : tous ces pays ont été les premières sentinelles à constater les effets du réchauffement climatique – bien avant les états du sud de l’Europe. « Que ce soit en couvrant les Samis qui doivent bouleverser leurs modes de vie à cause de la hausse des températures, des courses de voitures sur neige qui ne peuvent plus avoir lieu ou des glaciers du Groenland qui se brisent dans la mer avec le réchauffement climatique, on ne peut que constater l’évidence. » Après avoir appris à s’acclimater au froid, ces terres doivent désormais composer avec sa progressive disparition.
RUE SAINT-VINCENT
En 60 ans, le plus grand glacier des monts Qilian en Chine s’est rétracté de 500 mètres. Le même phénomène a été observé sur la plupart des 40 000 glaciers perchés sur les plus grands sommets de la planète, autour du plateau tibétain. Ces glaciers composent la plus grande réserve d’eau douce au monde, abreuvant des fleuves mythiques comme l’Indus, le Mékong, le Yangtsé ou encore le Gange. Au total, ce sont plus de deux milliards d’individus qui dépendent de cette eau pour vivre. Ici, la montée des eaux ne provient donc pas d’en bas, comme c’est le cas avec la fonte des deux calottes glaciaires et de l’Arctique, mais du toit du monde. En février dernier, un glacier qui s’est détaché de l’Himalaya a engendré la mort d’une dizaine de personnes et la disparition d’une centaine d’autres. Cet incident n’est que la partie émergée de cet iceberg qui est en train de fondre sous nos yeux.
Le photojournaliste norvégien Jonas Bendiksen, habitué des pages du National Geographic et membre de l’agence Magnum depuis 2004, a documenté ce désastre écologique qui menace tout un mode de vie : des flancs de l’Himalaya jusqu’aux gigantesques villes fourmilières à la démographie galopante. Observateur rigoureux des tumultes d’un monde qui change, Bendiksen est aussi l’assesseur discret d’un quotidien plus calme. Comme à Vesteraalen, dans le nord de son pays natal, la Norvège, où il s’est fait engager par une gazette locale : un travail intimiste qui capture avec brio l’atmosphère et l’identité de cette région éloignée et de ses habitants. Cette exposition met en parallèle ces deux travaux aux focales diamétralement opposées.
JARDIN DU RELAIS POSTAL
Intriguant ? Terrifiant ? Charmant ? Poétique ? Mélancolique ? Contemplatif ? Dérangeant ? C’est un peu un tumulte de sentiments contradictoires qui étreint le spectateur devant les œuvres d’Helena Blomqvist. Compositions burlesques et délirantes, les images de cette photographe suédoise naissent d’abord sur papier, dans son petit studio de Södermalm, à Stockholm. « J’esquisse toujours mes idées avant de me lancer, raconte-t-elle. Ensuite, je construis mes plateaux, mes maquettes. Je couds des vêtements, je loue des accessoires, je contacte des mannequins… » Elle l’affirme : Helena Blomqvist passe plus de temps à préparer son image et à la modifier ensuite numériquement que derrière son appareil photo. Certains de ces plateaux peuvent nécessiter plusieurs mois de travail avant de pouvoir appuyer sur le déclencheur.
Affranchies de toute convention, ses créations détaillées attirent aussi bien l’œil de l’amateur d’art contemporain que celui du grand public qui ne peut s’empêcher de voir à travers elles des reliques oniriques issues d’univers folkloriques et de légendes populaires. Comme un patchwork de rêves, de cauchemars, de pages arrachées à des vieux livres de contes poussiéreux, de vieilles peintures habitées de créatures bizarres ou d’une pellicule d’un film du cinéma de l’étrange.
Car au-delà de ses talents de composition et de sa capacité à imaginer des scènes animées par un langage universel, Blomqvist ne manque pas d’investir ses tableaux d’une certaine puissance cinématographique. Un voyage à la source de vos rêves.
RUE LA FAYETTE
« Je veux créer des photos qui obligent le spectateur à s’arrêter quelques secondes pour comprendre où est la ruse ». Plus vous regarderez de près les photos d’Erik Johansson, moins vous les comprendrez. Quand il découvre la photographie à l’âge de 15 ans, l’artiste imagine rapidement un principe qui influencera toute sa carrière. Lorsque, pour beaucoup de photographes, le processus créatif s’arrête après avoir appuyé sur le déclencheur, c’est pourtant là où tout commence pour ce passionné d’art et de dessin.
Sa technique ? Combiner plusieurs images n’ayant rien à voir les unes avec les autres pour créer des tableaux surréalistes, voire loufoques, avec, pour lien entre les œuvres, cette conscience environnementale. « Je préfère capturer une idée plutôt qu’un moment », aime préciser ce Suédois de 36 ans. Virtuose de la post-production, Johansson manie les outils numériques comme le chirurgien son scalpel. Ses talents de retoucheur font même l’objet de conférences entières où le maquilleur professionnel expose pas à pas ses astuces et ses méthodes. « Il faut créer un puzzle de réalité », détaille le photographe. « Il faut se demander ce qui crée une illusion. Ensuite, on assemble différentes pièces pour créer des réalités alternées. » Certaines règles sous-tendent son processus : il faut que les images possèdent la même perspective, la même lumière, le même contraste. « Il faut rendre la lecture de l’image finale le plus compliqué possible », conclut Erik Johansson. « Il faut que le spectateur ne puisse pas trouver où commence la photo originale. » Comme un bon tour de magie.
GRAND CHÊNE
Pour réaliser ses portraits d’oiseaux, Sanna Kannisto a voyagé de la Finlande jusqu’au lac Baïkal en Russie, en passant par l’Amérique du Sud et même l’Italie. Impossible de le deviner en regardant ces images où les volatiles posent devant un invariable fond blanc ; comme des illustrations d’ouvrages scientifiques du XVIe siècle, ou des peintures auxquelles on aurait amputé leur arrière-plan. Et pour cause, toutes ces photographies ont été prises en studio : une installation portative que Kannisto emporte avec elle dans toutes les stations d’observation ornithologique où elle se rend. Elle y fait poser ces oiseaux, préalablement capturés par des professionnels, pour une brève session de portrait. Les animaux sont nourris et abreuvés avant d’être rapidement relâchés dans la nature.
Ce travail à la croisée des chemins entre la photographie et l’observation scientifique – presque darwinienne – révèle ces oiseaux sous un jour nouveau et inattendu. Chaque photo s’accompagne, comme toute revue scientifique qui se doit, de la désignation en latin de l’espèce photographiée. Mais en les extrayant de leur habitat naturel, l’objectif les capture et nous les soumet sans aucune autre distraction que la beauté de leurs plumages, les sublimes détails de leur anatomie et les formes infinies de leur bec.
Des œuvres que Sanna Kannisto a pu exposer bien en dehors des frontières de sa Finlande natale : dans les plus prestigieuses galeries américaines mais aussi dans des collections de musées consacrées à la photographie ou plus largement à l’art contemporain. Preuve de l’immense richesse composite de ses images.
LABYRINTHE VÉGÉTAL
L’année 2020 aura peut-être confiné le corps de Tine Poppe, mais certainement pas sa force créatrice. Restreinte dans ses déplacements par les mesures sanitaires liées à la pandémie de Covid-19, la photographe norvégienne s’est lancée dans un essai photographique particulier : celui de collecter des bouquets de fleurs qui s’apprêtaient à être jetés. « Visiblement fanées, drainées et négligées, les imperfections de chaque fleur révélaient une histoire, un caractère, une expression qui provoquaient un sentiment d’empathie. » Cette série, Precious, vient compléter d’autres projets de cette artiste récompensée par de nombreux prix et exposée dans plusieurs collections.
Avec Psychedelic Perceptions, l’autrice organisait aussi sa réflexion autour du végétal, mais comme un hommage aux étés de l’amour des années 1960, moment culminant de la culture hippie et du psychédélique. Célébrant l’anniversaire de l’expression « flower power » inventée par le poète Allen Ginsberg, cette série tente de regarder les mauvaises herbes et les fleurs sauvages du point de vue d’une fourmi.
Dans Rearrange, elle explore des paysages urbains mais aussi forestiers, baignés dans des atmosphères brumeuses et oniriques. C’est avec l’une de ces images que l’exposition débute. Un sentier sillonnant l’herbe fraîche et serpentant entre des arbres majestueux. Le début d’un périple photographique à travers trois essais qui nous font redécouvrir la manière que nous avons de regarder la nature, comme différentes gammes de musiques. Comme des variations végétales.
LABYRINTHE VÉGÉTAL
Pour Ragnar Axelsson, l’hiver n’arrive pas ; l’hiver a toujours été là. Celui qui se fait connaître par le surnom de « Rax » naît en Islande un mois de mars 1958 – en hiver, ça ne s’invente pas. Une vie placée sous le signe du givre, du blizzard et du Piterak, ce vent catabatique qui dévale la calotte polaire arctique et hurle sur les steppes glacées du Groenland et de l’Islande. Ce même vent qui balaye incessamment les photos d’Axelsson. Ce monde blanc, sublime et hostile, il en a fait son royaume photographique. Pendant plus de trente ans, il s’est échiné à documenter tous les aspects de ces terres gelées où ces peuples des grands froids vivent en harmonie avec la faune.
Son travail sur les chiens de traîneau, exemplaire, souligne comment l’extinction potentielle de l’animal mythique menace la survie du mode de vie traditionnel des Inuits, vieux de 4 000 ans. Avec une maîtrise du noir et blanc sans pareil, qu’il utilise non pas comme une facilité esthétique mais comme une grammaire photographique dédiée à la narration de ses reportages, « Rax » immortalise aussi bien la gueule d’un chien-loup mordu par la neige que le visage creusé par le vent d’un chasseur errant sur une plage de Dyrhólaey balayée par les rafales et les vagues.
Photojournaliste pour le quotidien islandais Morgunblaðið depuis 1976, Axelsson alterne ses projets au long cours avec des reportages plus ponctuels pour son journal. Il poursuit actuellement une grande série sur les huit pays de l’Arctique à l’heure où les effets du réchauffement climatique sont de plus en plus dévastateurs. Un voyage photographique au bout du froid.
LABYRINTHE VÉGÉTAL
C’est avec la passion pour les peuples indigènes de l’Arctique et leur culture chevillée au corps que Tiina Itkonen part pour le Groenland dans les années 1990. Elle y réalise l’une de ses toutes premières photos : le portrait d’une femme allongée, des pinces et des os de poisson accrochés à sa longue chevelure noire semblable aux vagues d’une mer calme. Ce n’est que le début d’une longue aventure.
Car depuis, Tiina Itkonen n’a jamais vraiment quitté le Groenland, la deuxième calotte glaciaire du globe après l’Antarctique. Au fil de ses voyages, la photographe apprend les rudiments du langage local pour pouvoir communiquer avec ses sujets. En 2004, après un troisième périple de deux mois sur place, elle publie son premier livre sur les Inughuit, une minorité inuit groenlandaise de la région de Thulé – un peuple nomade depuis plusieurs siècles mais qui a connu une sédentarisation progressive au cours du XXe siècle. Le long des côtes du Groenland, Tiina Itkonen sillonne ces terres glacées difficilement praticables : traineau, voilier, hélicoptère, avion, tanker… Tous les moyens sont bons pour relier les petits villages perdus au bout de la glace pour documenter le quotidien et les us et coutumes du peuple groenlandais.
Dans le sillage de ce travail qui lui vaut une reconnaissance internationale, la photographe poursuit encore ses projets autour de l’Arctique, en se concentrant un peu plus sur ces paysages changeant au gré du réchauffement climatique et de l’emprise de l’homme sur cette terre prise entre ciel et glace.
BOUT DU PONT ET PLACE DE LA FERRONNERIE
Les photos de Pentti Sammallahti sont des bijoux. Non seulement parce que ses images contemplatives sont nourries de poésie, mais aussi parce que le photographe finlandais est un tireur virtuose. Chez lui, le noir et blanc n’est jamais une simple polarité sans relief, où les noirs sont étouffants et les blancs aveuglants. Bien au contraire : ici, les nuances de gris forment une palette d’infinies couleurs éclatantes avec lesquelles il compose ses clichés.
Celui qui s’impose aujourd’hui comme l’un des grands maîtres vivants du noir et blanc est surtout connu pour son exceptionnel travail sur les paysages de sa terre natale – où la simplissime beauté épurée vient tutoyer la splendeur des estampes japonaises. Mais c’est ici toute la diversité de son travail qui est présentée. Une sélection d’images où son empathie constitue toujours le cœur de l’œuvre, qu’il se concentre sur des animaux ou des êtres humains. Des photographies à la grammaire et au vocabulaire universel dont l’humour et l’humanité s’adressent à toutes les générations.
Né à Helsinki dans une famille d’artisans avec un père orfèvre, Sammallahti est également le petit-fils d’une photographe d’origine suédoise, Hildur Larsson. Deux héritages familiaux qui expliquent à la fois son œil unique, enrichi par une culture photographique sans pareil, ainsi que par son amour minutieux du détail et du raffinement. Un talent qui ne se laisse enfermer dans aucun genre, aucun style, aucun format. L’auteur s’affranchit de toutes les barrières pour s’approprier la photographie comme un ensemble ; un outil au service de son imagination et de sa profonde sensibilité.
PRAIRIE
« Les années ont passé comme les lignes téléphoniques sur le côté de la route. Mais l’œuvre picturale a gelé le temps qui file, le transformant en une multitude de domaines dans lesquels nous continuons de vivre. Nous pouvons les observer, les laisser nous absorber, revivre ces choses que nous avons depuis longtemps laissé passer. Au mieux, ces domaines peuvent servir de médiateur des connaissances et unir les gens. […] C’était en tout cas mon intention. » Ces mots de Sune Jonsson, écrits en 1986, résument parfaitement la nature de son œuvre.
Né en 1930 à Nyäker, village perdu des plaines suédoises, Sune Jonsson s’inscrit dans la droite lignée de la photographie sociale et documentaire. Si les critiques le comparent très justement à son aîné, l’américain Walker Evans, on retrouve dans ses images des similitudes avec la France des campagnes de Robert Doisneau ou l’atmosphère d’un Willy Ronis.
Fortement influencé par l’œuvre des photographes de la Farm Security Administration (FSA), qui avaient documenté à partir de la fin des années 30 la pauvreté rurale américaine lors de la grande dépression, Sune Jonsson s’est mis en tête de créer un témoignage similaire de l’autre côté de l’Atlantique.
Ainsi, pendant un demi-siècle, il immortalisera la société de la province de Västerbotten dont il est originaire. Une région bien éloignée de la capitale Stockholm où il fait ses études dans les années 40, lorsque sa famille s’y installe. En retournant sur ses terres natales, il les voit d’un œil neuf. Un regard intellectuel et poétique qui lui permettra d’encapsuler avec tendresse un fragment désormais disparu de la société suédoise.
JARDIN DE L’AFF