20 ans pour semer des espoirs

Beaucoup disent : « Après nous, la fin du monde ». C’est le plus hideux et le plus funeste blasphème que l’on puisse proférer. C’est la formule de la démission, car c’est la rupture du lien qui unit les générations et qui les rend solidaires les unes des autres.

George Sand, 1873

C’était en 2004, c’était hier, et notre village de La Gacilly ouvrait pour la première fois ses jardins et ses venelles aux artistes photographes. Cette année-là, Franck Horvat, Arnaud Baumann, Sanna Kannisto et quelques autres pionniers talentueux venaient offrir au public leur vision singulière sur une nature qu’ils voulaient magnifier, comme une ode à respecter la fragilité de notre monde.


C’était en 2004, c’était hier, et le dérèglement climatique semblait encore si lointain dans les préoccupations de nos concitoyens. Et pourtant, des cataclysmes sans précédent auraient dû nous alerter : inondations dévastatrices au Bangladesh, sécheresse inhabituelle au Kenya affectant plus de deux millions d’habitants, vague de froid au Pérou avec des températures avoisinant les -25°C, et en décembre, parachevant ces vents mauvais, un tsunami d’une ampleur inégalée qui frappa les côtes du Sri Lanka, du sud de l’Inde et de la Thaïlande, provoquant la mort de 250 000 personnes. L’ Amazonie, en proie à une déforestation frénétique, devenait alors le symbole d’un poumon vert à protéger mais les mots du président Chirac, prononcés en 2002, ne paraissaient pas avoir produit l’électrochoc escompté. Il s’était écrié : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs », et l’on continuait de regarder ailleurs.


C’était en 2004, c’était hier, et nous n’avons toujours pas tiré les leçons de ce passé proche. Combien faudra-t-il de cris d’alarme scientifiques de plus en plus apocalyp-tiques pour que l’humanité comprenne qu’en éradiquant la vie sur Terre, elle programme aussi son autodestruction ? Cette biodiversité, essentielle à notre existence, nous la saccageons toujours plus pour satisfaire les besoins d’une population passée, en l’espace de 20 ans, de 6,4 à plus de 8 milliards d’individus. Le temps est compté mais les dérèglements climatiques se sont aggravés. 
Depuis 2004, les incendies ravagent chaque année 3 millions d’hectares de plus, soit une superficie équivalente à celle de la Belgique ; les vagues de chaleur, qui étaient rares, sont désormais habituelles, réduisant la disponibilité de la nourriture et de l’eau, exposant des millions de personnes à une insécurité alimentaire aiguë ; tous les rapports soulignent que nous nous dirigeons vers une hausse des températures de 3°C par rapport à l’ère préindustrielle, des prévisions d’autant plus inquiétantes que le contexte géopolitique, énergétique et économique se tend dangereusement.

C’était en 2004, c’était hier, et le Festival Photo La Gacilly creusait un sillon dont il n’a jamais dévié depuis sa création. À l’heure où nous célébrons nos vingt ans d’existence, nous avons toujours cherché à faire prendre conscience, par la force de la photographie, de ce lien vital qui unit les Hommes à leur terre. Nous sommes restés le réceptacle de la beauté d’une planète malmenée : pour continuer d’alerter sur les dangers qui nous guettent, pour réveiller nos consciences et garder intacte notre capacité d’émerveillement.  Une aventure qui n’aurait jamais vu le jour sans le regard de ces 327 artistes que nous avons accueillis depuis notre première édition et qui, tous, ont en commun la recherche de l’image vérité et une profonde empathie pour le miracle de la vie : avec leur révolte, avec leur douceur, avec leur sensibilité, avec leurs espoirs, ils ont participé à notre histoire et l’ont construite à nos côtés.


En attendant que l’humanité s’éclaire et se ravise, nous continuerons d’agir. Car il est temps d’y songer, la nature s’en va. La plupart des grandes étendues boisées se sont resserrées : en Indonésie, en Amazonie, en Europe aussi, les arbres de vie sont abattus sans respect, sans regret. Les espaces de biodiversité sont des foyers de vie qui répandent leurs bienfaits : ils doivent être protégés et respectés, ne jamais être livrés au besoin égoïste de l’individu ou aux caprices d’une surindustrialisation irrationnelle ; ils appartiennent à nos descendants comme ils ont appartenu à nos ancêtres. Ils sont des temples éternels, des sanctuaires de silence et de rêverie, des jardins de régénération, où chacun vient puiser cette notion sérieuse de la grandeur, dont tout Homme a le besoin au fond de son être.


La terre est nourricière, elle est mère par vocation : si elle carbure à la vie, elle la donne à son tour. Or, le tumulte de l’existence sociale fait que nous agissons, la plupart du temps sans savoir pourquoi, et que nous prenons nos passions ou nos appétits pour des besoins réels. Réagissons enfin ! Donnons à nos enfants et nos petits-enfants la poésie de cette création que nos technologies modernes tendent à effacer avec une effrayante rapidité.
Les artistes nous éclairent. Les photographes renvoient, dans le miroir de leurs objectifs, la réalité d’un monde qui ne tourne plus rond, ils nous éveillent aussi à apprécier le beau. Notre Festival continuera à s’ouvrir à leurs interrogations, à leurs témoignages d’une terre éprouvée, à leurs interprétations d’une société en mouvement, mais aussi à nos désillusions, à nos transformations, à notre volonté de transmettre avec délicatesse cette nature que nous avons reçue en héritage.


Pour cette année exceptionnelle de nos vingt ans, nous avons souhaité faire la part belle aux travaux des grands maîtres de la photographie environnementale, mais également aux nouvelles générations d’artistes qui ont ce souci de faire cohabiter durablement le genre humain avec son milieu naturel. Sur les questions fondamentales que sont l’urbanisation, la biodiversité, les ressources naturelles, les pollutions ou le réchauffement climatique, nous tenterons d’apporter, images à l’appui, sinon des solutions, au moins des pistes de réflexion pour laisser nos yeux ouverts sur le monde.


Préserver nos espaces naturels ? L’immense Sebastião Salgado nous fait l’honneur de revenir cette année à La Gacilly pour nous présenter son dernier opus, Amazônia. Pendant six ans, il a sillonné cette région tropicale de son Brésil natal : la forêt, les cours d’eau, les montagnes, les derniers peuples indigènes qui vivent en harmonie sur ce « Paradis sur Terre », selon les mots du photographe. Son vœu le plus cher : « que d’ici à cinquante ans, ces images ne ressemblent pas au registre d’un monde perdu ». Car ces milieux végétaux sont menacés, comme le montre Maxime Riché. Il s’est rendu à Paradise, une localité californienne qui porte mal son nom depuis que la ville a été ravagée par les feux de forêts. Dans une écriture photographique où les paysages prennent la couleur de l’embrasement, où les portraits de celles et ceux qui ont tout perdu sont réalisés sans fard, il nous révèle toutes les blessures de la terre. Protégeons nos arbres et rendons leur hommage : c’est le travail de toute une existence, celui de Beth Moon qui, au fil des années, a parcouru le monde à la recherche de ces géants de bois, des dragonniers de Socotra aux baobabs de Madagascar. Des êtres vénérables, derniers et frêles témoins de l’immortalité.

Protéger notre biodiversité ? Trois expositions pour mieux comprendre  ce combat essentiel. En arpentant pendant des mois la réserve naturelle du Pantanal au Brésil, le dernier sanctuaire des jaguars, Brent Stirton nous livre des images d’une beauté stupéfiante mais d’un éden menacé par la déforestation et les feux de forêt. Alain Schroeder en a fait le triste constat en Indonésie : il s’est intéressé à la sauvegarde des orangs-outans, menacés d’extinction par la disparition de leur habitat naturel. L’agriculture intensive, l’exploitation minière et l’urbanisation  massive mettent en danger la survie de ces grands primates. Car, force est de constater que, partout où s’infiltre la main de l’Homme, le monde animal est en souffrance. Il reste pourtant un endroit qui reste inviolé : celui de la profondeur des océans. David Doubilet, l’un des pionniers de la photographie sous-marine nous offre, dans une rétrospective inédite, ses plus beaux clichés du monde du silence.

Comprendre notre société ? Dans le cadre de la commande réalisée avec le soutien du Conseil départemental du Morbihan, la jeune photographe Lorraine Turci s’est intéressée à ceux qui vivent en mer, embarquant avec les derniers pêcheurs de Lorient qui témoignent d’un métier éprouvant dans la fureur des éléments. Lucas Lenci, quant à lui, brouille nos consciences en dévoilant, dans ses essais photographiques, cette folie des Hommes qui idéalisent la nature mais l’effacent au fil du temps. Et si notre sursaut venait des femmes ? Nadia Ferroukhi, infatigable voyageuse, s’est penchée, de l’Inde au Kenya, sur ces sociétés matriarcales qui, en bouleversant l’ordre établi, ont su développer un monde plus harmonieux. Nous découvrirons aussi le travail si poétique d’Evgenia Arbugaeva sur ces terres froides et hostiles de l’Arctique que les humains s’évertuent à vouloir coloniser, et nous montrerons, avec Metropolis, les différentes facettes de cette inexorable urbanisation, brillamment captée par l’œil du photojournaliste Pascal Maitre, compagnon de route de notre Festival.

Imaginer un monde pour demain ? Ce n’est certainement pas celui de Cássio Vasconcellos que nous désirons : dans une fresque époustouflante, sur une seule et même image, l’artiste brésilien a minutieusement composé les méfaits de notre surindustrialisation, avec ces supertankers, ces avions ou ces automobiles que nous abandonnons après utilisation. Ni même celui de Sacha Goldberger qui imagine avec humour une terre attaquée par des aliens après qu’ils aient épuisé les ressources de leur lointaine planète. Il est plus vraisemblable et réaliste que les clichés réalisés par Luca Locatelli dessinent les contours de notre avenir : un monde parsemé de fermes verticales, des villes futuristes conçues dans le souci des énergies renouvelables, des territoires mieux aménagés.

Réinventer notre humanité ? N’en doutons pas, quoi qu’il advienne, les humains ont toujours eu cette capacité à conserver cette lueur d’espoir qui, même dans les pires situations, leur permettent de se réinventer et de se surpasser. David et Peter Turnley sont des géants de la photographie. Ils ont traversé tous les soubresauts de notre histoire contemporaine et ces frères jumeaux, aux regards si différents, fêteront cette année, à La Gacilly, 50 ans de carrière avec, en commun, cette même empathie pour les femmes et les hommes qu’ils ont rencontrés. Yasuyoshi Chiba, photoreporter à l’Agence France-Presse, fidèle partenaire de notre Festival, est lui aussi l’archétype de ce regard rigoureux mais délicat sur le chaos du monde : ses clichés, de l’Afrique à l’Ukraine, éclairent l’actualité comme des phares dans la tempête. Alors, continuons de rêver, pour avancer encore et toujours, pour ne jamais éteindre notre soif d’idéal. L’iranienne Nazli Abbaspour le prouve en scrutant les fantômes enchanteurs de notre passé enfoui, l’ivoirienne Joana Choumali l’imagine en nous plongeant dans un univers imaginaire digne du Petit Prince, et l’australienne Vee Speers nous emporte dans ses métamorphoses au carrefour de la nostalgie et du contemporain.

Nous avons tous besoin de l’Éden pour horizon. Il fut un temps où nous avions un arc-en-ciel en tête : nous avions foi en l’avenir, dans le progrès, nos rêves étaient bercés d’utopie. En ce troisième millénaire, cette couleur a viré au gris, un gris sans âme, sans espoir, et qui se densifie. Nos cerveaux ont pris la couleur de la nuit. Il nous faut retrouver le bleu des nuits célestes, l’orange des aubes d’été, le vert naissant des printemps, l’or jaune du soleil, le rouge des passions. Des teintes éclatantes, comme celles de la photographie, pour redonner de l’éclat à nos imaginaires, pour réveiller en nous le sens du merveilleux. Ré-enchanter le monde, voilà l’enjeu des années futures et celui de notre Festival. Sinon, nous laisserons à nos enfants un monde en gris et en noir.

Cyril Drouhet, Commissaire des expositions du Festival Photo La Gacilly